QUESTION : Qui donc ? Cicéron ?
SAINT BENOIT : Je comprends votre étonnement. Mais ici, citer Cicéron pour moi, c'estdire au fond tout simplement notre expérience commune à nous romains, l'expérience denotre histoire, expérience séculaire et, je crois, expérience valable pour tous les hommes vivant en Société : communautés nationales et même communautés monastiques dansune certaine mesure.
QUESTION : Et que dit Cicéron qui soit applicable, ou transposable à une communautémonastique ?
SAINT BENOIT : Il parle en législateur de la communauté nationale, ou plutôt en théoriciende la Constitution. Mais quand il écrit sur ce sujet, il est bien davantage, encore unefois, l'interprète de notre expérience collective qu'un théoricien ou un législateur privé.Il dit par exemple ceci : " s'il n'y a pas équilibre, dans la cité, et des droits et desfonctions des charges de telle façon que les magistrats aient assez de pouvoir, le conseildes grands assez d'autorité et le peuple assez de liberté, le régime ne peut avoir destabilité " (De republ. II, 33). Constamment il répète : " Je pense que la meilleureconstitution est celle qui réunit en de justes proportions les trois modes de gouvernement ;monarchique, oligarchique, populaire " (id. II, 23).Il développe cela longuement. Et je répète que ce qu'il dit là, ce n'est pas sa penséepersonnelle seulement, mais au fond l'expression de notre expérience collective, denotre culture. Et vous le retrouvez de quelque manière présent dans nos institutionsmonastiques.
QUESTION : Vous dites, en latin et je traduis : " Ce n'est pas au responsable de s'occuperdes détails " . Or, les détails occupent de la place chez vous.
SAINT BENOIT : Par exemple ?
QUESTION : Vous dites que l'abbé doit veiller à ce que les vêtements des moines soientà leur taille, ni trop longs, ni trop courts, à ce que le cuisinier lave les essuie-mains,à ce que les moines ne gardent pas leur couteau sur eux pour dormir afin de ne pas seblesser ; dans la liturgie, vous prévoyez un temps pour les nécessités naturelles ; etles repas, les silences, la cloche, tout cela est prévu dans le détail. On n'en finiraitpas d'énumérer... On se dit : " Mais de quoi s'occupe-t-il ? "
SAINT BENOIT : Je voudrais dire presque le contraire, même si cela vous paraît paradoxal.Je commence la Règle, avec la vision paulinienne de la désobéissance d'Adam au début dela création et de l'obéissance du Christ, deuxième Adam, qui nous a valu le salut. Toutela vie du moine, toute son obéissance, qui sera organisée ensuite, en tire son éclairage.Cette vision très large du début doit être présente tout au long par la suite ; sinon cequi est dit sur l'obéissance, sur l'organisation, sur les dispositions dans les emplois,bref tout, perd sa signification. Tout au long de la Règle, je fais référence à la traditionmonastique et à l'Ecriture, bien sûr. Je renvoie explicitement à notre Père saint Basile,aux premiers moines, à Cassien, et les autres pères. Mais il faut concrétiser tout cela pourla vie quotidienne de la communauté, sinon on reste dans les idées générales sans prise surla vie. Il faut bien préciser certaines choses et donner des dispositions un peu détaillées.
QUESTION : La réponse que vous m'avez faite en ce qui concerne le gouvernement de l'abbéet la répartition de l'autorité dans la communauté, je sens que vous allez la renouvelersi je vous interroge sur l'aspect juridique constamment présent dans votre constitutionmonastique.
SAINT BENOIT : Que voulez-vous dire ?
QUESTION : Il y a quand même dans votre Règle une note juridique très développée ...
SAINT BENOIT : Si vous aviez trouvé cette Règle si juridique, vous n'auriez pas éprouvéle besoin d'y adjoindre vos Constitutions qui ont au moins autant de pages que la Règleelle-même, sans parler des Ordonnances des Chapitres généraux et diverses Ordonnancesd'autres chapitres ...
QUESTION : C'est vrai. Pourtant, quand on va se mettre sous la direction d'un Ancien,on cherche l'homme de Dieu apte à nous guider, pas un législateur : C'est vrai que parfoison se sent invité, appelé d'une voix chaleureuse à répondre généreusement, quand vousdites par exemple, en citant saint Paul : " Dieu aime celui qui donne avec joie " ; maisle plus souvent, on se sent commandé, mis en demeure. Et puis il y a les sanctions à l'appui.Ainsi, je vous cite au hasard, quand vous présentez votre Règle à un nouveau venu vous avezce mot : " Voici la loi sous laquelle tu veux militer. Si tu peux l'observer, entre. Maissi tu ne peux pas ; retire-toi ; tu es libre ! " Quel ton tranchant ! Et ce n'est pas lecontexte qui l'adoucit !
SAINT BENOIT : Une part de ce que vous ressentez doit provenir de notre langue latine.Et peut-être est-il vrai que, au-delà de la langue, il y a un peu de la réalité que voussoulignez : le romain a le sens de la loi ; non de la soumission servile ou de la domination,mais le sens du lien entre Dieu et la loi. Le romain a, comme naturellement, la perceptionque la loi n'est pas extrinsèque à l'homme, arbitraire, mais qu'elle est fondamentalementla volonté de Dieu gravée en son cœur ; la loi rejoint la conscience. Et les loisexplicitent cette loi inscrite dans l'être de l'homme. Là encore, la grâce a dû trouveret évangéliser cette pierre d'attente dans notre culture. Je pense à Cicéron encore,écrivant : " ... la loi est la raison suprême, gravée en notre nature, qui prescritce que l'on doit faire et interdit ce qu'il faut éviter de faire. Cette même raison,solidement établie dans l'âme humaine, c'est la loi... La loi... est la force de lanature, elle est l'esprit, le principe directeur de l'homme qui vit droitement, larègle du juste et de l'injuste... " (De leg, I, 6). En nous, Dieu a utilisé la nature,la culture, le sens du droit... Mais notez encore ceci : à propos des cuisiniers, dontvous êtes parti, j'écris que les frères doivent se servir mutuellement " sous la loi decharité «. La loi, du monastère, finalement c'est cela.