Loup de Ferrières

LOUP DE FERRIERES


un humaniste et un Abbé de service.

 

Parmi les représentants de la Renaissance carolingienne au IXe siècle, Loup de Ferrières occupe un rang de choix. Par son goût des livres, il contribue à la sauvegarde de l'héritage de la culture classique ; puis, par ses nombreuses relations, il se trouve mêlé aux grandes affaires de son temps ; enfin, dans le gouvernement de sa communauté, il se montre vigilant et attentif aux besoins de ses frères.
Sa correspondance, environ 133 lettres, éditée et traduite en deux tomes vers 1935 par Léon Levillain dans la collection "Les classiques de l'Histoire de France au Moyen-Age", va nous permettre de le suivre dans son parcours monastique.

 

SES ORIGINES, SES ANNEES DE FORMATION.
 
Né vers 805 dans la France de l'Ouest, Loup appartient à une famille de notables, d'ascendance bavaroise et dont quelques membres, en particulier ses deux frères, vont occuper successivement le siège épiscopal d'Auxerre.
Il entre tout jeune au monastère de Ferrières en Gâtinais dans le diocèse actuel d'Orléans, à 13 kilomètres au nord de Montargis. Très vite, l'Abbé Aldric relève chez lui son goût pour l'étude et son attrait pour les lettres sacrées et profanes. Aussi, vers 829, il l'envoie s'instruire des sciences théologiques et s'initier à la connaissance des Ecritures auprès de Raban Maur au monastère de Fulda en Germanie.

Le jeune moine se lie d'amitié avec ses maîtres et ses condisciples et aussi avec Eginhard, le biographe de Charlemagne, qu'il visite dans sa retraite de Seligenstadt et qui lui dédie son petit traité "De l'adoration de la Croix ".

Quand il quitte Fulda vers le milieu de l'année 836, après un séjour de huit ans environ, sa réputation de lettré et de savant est déjà faite. Raban Maur lui a confié la tâche délicate de corriger son commentaire sur "Le livre des Nombres", et, en échange, il va lui dédier sa collection d'Extraits des Pères de l'Eglise sur les Epîtres de Saint Paul.

Rentré à Ferrières, il conquiert rapidement la faveur de l'Abbé Odon, successeur d'Aldric en 829.
Il est ordonné prêtre, et Odon le charge de la formation des jeunes moines parmi lesquels se trouve Héric d'Auxerre. Les élèves sont nombreux, et il n'a pas de loisir pour étudier et lire. Pendant l'absence de l'Abbé, ses occupations redoublent et il ne lui est guère possible d'entretenir aucune correspondance.
 
  
SES DERNIERES ANNÉES
 
Elles sont assombries par la menace des pirates normands, la maladie et la perte de ses amis.
Bientôt, le danger des normands se rapproche de Melun. Devant les menaces de ces pillards, Loup ne fuit pas, mais il croit devoir mettre en sûreté les vases et ornements de son église. Il les envoie au monastère St Germain d'Auxerre qui est sans doute mieux défendu.
Mais, en janvier 861, le danger devient imminent. Loup, accablé d'inquiétudes, songe à s'enfuir et à demander asile auprès de Folcric, évêque de Troyes, qui met à sa disposition le domaine d'Aix dans l'Aube. Folcric ne se borne pas à l'offre d'un asile ; chaque année, il envoie au couvent de Ferrières du blé et des provisions de toutes sortes. On voit que le monastère n'était pas devenu plus fortuné.
Tant de soucis, tant de misères et d'angoisses, les voyages fréquents, ont épuisé les forces de l'Abbé de Ferrières. L'âme est toujours active, mais le corps n'a plus de ressort. Une toux violente, en irritant les bronches, lui a presque enlevé la respiration. Il ne peut plus se tenir à cheval et Folcric, en venant le voir, le trouve gravement malade.

La solitude se fait de plus en plus sentir autour de lui.
En 853, Marcward, Abbé de Prüm, le plus intime et le plus fidèle de ses amis est mort ; en 856, c'est Raban Maur qui, à son tour, quitte cette terre.
Aux douleurs de l'amitié, viennent se joindre les douleurs de la famille. Il a vu disparaître un de ses neveux, Heldigaire, puis son frère, Héribold, évêque d'Auxerre, en 857, et, deux ans après, son autre frère, Abbon.
Seul survivant, l'Abbé de Ferrières n'aspire plus qu'à les rejoindre.
En 862, il assiste au concile de Pîtres dans l'Eure où, d'après Dom Mabillon, il rédige les actes, fidèle jusqu'au bout à son rôle de secrétaire des évêques. Au mois de juin de la même année, on le voit encore au concile de Soissons.
Puis, sa trace se perd et l'on ne sait ce qu'il devient.
Comme la date de sa naissance, la date et le lieu de sa mort nous sont inconnus. Il disparaît dans la vague de l'histoire et dans la nuit des siècles, semblable à ces pures et limpides rivières, qui, après avoir porté sur leur passage la fraîcheur, la fécondité de la vie, vont perdre obscurément leurs eaux dans l'immensité de l'Océan.

UN ABBÉ AU SERVICE DE SES FRÈRES.
 
A la mort de Louis le Pieux, Odon ayant tardé à reconnaître Charles le Chauve est déposé par lui et Loup est élu à sa place en novembre 840, ce qui ne va pas sans quelques difficultés et des menaces venant de l'extérieur.
Tout d'abord, Loup se montre soucieux du bien-être de sa communauté.
A ce moment-là, les moines de Ferrières sont en proie à la plus grande détresse. La Celle de St Josse-sur-mer dans le Pas-de-calais qui leur appartient depuis longtemps vient de leur être enlevée par Charles le Chauve. Et c'est elle qui leur fournit la cire, le fromage, le poisson, les légumes et, en partie, le grain et les vêtements. Au nombre de 70, ils n'ont plus les moyens de vivre honnêtement.
Dans plusieurs lettres adressées, soit à Louis, Abbé de St Denis, soit à Hincmar, archevêque de Reims, Loup s'en explique : "Vous avez appris la perte subie par notre monastère lorsque le roi, sans aucune faute de ma part, nous enleva la Celle que son père nous avait accordée par un édit ... C'est pourquoi nous sommes réduits à une telle disette que cette année, c'est à peine si nous avons une provision de blé pour deux mois. Nos serviteurs, dont nous ne pouvons nous passer sont presque nus. Nous ne savons que faire. La plupart de nos frères n'ont pour couvrir leur nudité que des vêtements usés et déchirés. La pauvreté nous empêche d'exercer, comme jadis, l'hospitalité ; dans ce temps de troubles nous avons épuisé les économies de nos pères et nous n'avons plus qu'à demander au roi l'indulgence et à Dieu la patience."
Finalement Loup ne craint pas de s'adresser au roi. Mais ce n'est qu'après bien des promesses violées et des espérances déçues que la Celle de St Josse lui est restituée en 851.
Une autre de ses préoccupations est celle de bien administrer les biens de la communauté.
Il s'occupe avec une active sollicitude de mettre en rapport les terres du monastère.
Toutes les cultures nouvelles, tous les procédés nouveaux sont admis et essayés. Partout où il va, il importe la culture de la vigne.
Voici les consignes qu'il donne à Folcric, évêque de Troyes, qui lui propose un refuge en cas de danger :
"Que les bâtiments soient tenus en bon état, le jardin soigneusement cultivé ... qu'on plante en vignes les terrains qui lui sont propres à cette culture ... afin que, si à raison de nos péchés, l'extrême nécessité, comme il est à craindre, nous y contraint, l'âpreté de notre retraite soit adoucie par ces ressources."
Beaucoup de monastères voisins s'adressent à lui quand ils veulent avoir quelque beau fruit ou quelque plante inconnue. Hincmar, archevêque de Reims, lui demande des pommes de pin. Loup s'empresse de lui en expédier autant que son messager peut en porter, c'est-à-dire dix.
Enfin, dans son rôle de père spirituel de la communauté, Loup ne néglige rien pour instruire et sanctifier ses frères.

Doute-t-il de la vocation d'un novice, il le confie aux moines de St Germain d'Auxerre, en les priant de fortifier ses bonnes résolutions.
Trouve-t-il parmi ses religieux quelques hommes d'une grande piété, il les envoie en pèlerinage à Rome. Tel est le désir des frères Aldulphe et Acaric. Loup n'hésite pas à les recommander aux évêques de France et d'Italie et même au pape Benoît III : "Il convient, dit-il, que partout où ils retrouveront leur religion, c'est-à-dire la religion chrétienne, ils retrouvent leur patrie et que vous receviez en amis ceux qui vous recevront un jour dans les tabernacles éternels."
Il voudrait surtout trouver suffisamment de repos pour continuer à s'instruire et instruire les autres. Lorsqu'il était à Fulda, il n'avait pu se résoudre à apprendre la langue germanique. Mais reconnaissant les inconvénients de cette ignorance, il confie à son ami Marcward, Abbé de Prüm, en Germanie, son neveu et deux autres jeunes gens qui se destinent à la vie monastique, afin de leur faire apprendre l'allemand dont la langue, dit-il, "est indispensable de nos jours, et que les paresseux seuls ignorent."
Ayant la passion des livres depuis sa jeunesse, il désire également doter son abbaye d'une belle bibliothèque.
Il recherche partout les meilleurs manuscrits. Il entretient pour cela des échanges de livres avec les monastères de France, mais il en fait venir de Germanie, de l'abbaye de Prüm, en particulier. Il en demande aussi en Angleterre à l'Abbé Altsig d'York où le souvenir d'Alcuin est encore vivant et à Rome qui garde un prestige de grandeur et de science.
Par l'intermédiaire des moines Aldulphe et Acaric venus en pèlerinage à Rome, il ose s'adresser au pape Benoît III : "Nous demandons à votre Sainteté les commentaires de St Jérôme sur Jérémie depuis le sixième Livre jusqu'à la fin, le traité de l'Orateur de Cicéron et les douze livres de l'Institution oratoire de Quintilien. De ces auteurs, nous aurons soin de vous restituer les oeuvres, en même temps que le manuscrit de St Jérôme si, avec la permission de Dieu, votre libéralité nous les accorde."
UN ABBÉ AU SERVICE DU ROI ET DE L'ÉGLISE

En tant qu'Abbé de Ferrières, Loup est tenu à un certain nombre d'obligations fort étrangères à son goût des livres et son état monastique.
En effet, il doit prendre rang dans les troupes impériales avec un contingent d'hommes d'armes qu'il doit personnellement lever aux frais du monastère. Il découvre qu'il n'a aucune disposition à ce métier.
Dans la malheureuse campagne de 844, il faillit trouver la mort et fut fait prisonnier sur le champ de bataille près d'Angoulême.
Il rend compte de cette aventure à son ami Marcward, Abbé de Prüm, en Germanie :
" J'ai échappé à une mort imminente dans l'expédition d'Aquitaine et j'ai été délivré des ennuis de la captivité grâce à la miséricorde de Dieu en laquelle j'avais mis toute ma confiance ... Revenu dans le monastère en bonne santé le 3 des nones de juillet, j'ai appris par le récit de mes frères Hatton et Rathier et par la lecture de votre lettre combien vous aviez pris part à mon malheur : Je vous vois d'ici plein de joie en sachant que cet ami que vous croyiez mort ou prisonnier, est de retour chez lui sain et sauf ".
Mais les dépenses de la guerre, la rançon qu'il a fallu payer ont épuisé les ressources du monastère. Requis pour fournir le même service en 849, Loup recourt aux bons offices de Pardoul, évêque de Laon, pour obtenir du souverain qu'il veuille bien le laisser à ses travaux pacifiques :
"Je ne sais ni frapper l'ennemi ni l'esquiver ni manoeuvrer à pied ou à cheval. Au reste, le prince a d'autres besoins que des gens de guerre" .
Par ailleurs, il est chargé par le roi d'inspecter toutes les maisons religieuses des diocèses d'Orléans et de Sens.
A cette occasion, il fait part encore à son ami Louis, Abbé de St Denis, de la misère de son monastère :
"J'ai tout perdu jadis, comme vous le savez, dans l'expédition d'Aquitaine. L'an dernier, envoyé en Bourgogne, j'ai perdu dix chevaux. Maintenant, la pauvreté que j'ai signalée nous accable ... A moins de dépouiller quelque autel ou d'infliger aux moines une abstinence insupportable, je n'ai pas de quoi pouvoir me consacrer huit jours au service du roi, jusqu'à ce que la prochaine moisson nous en rende la faculté selon notre désir."
Ce n'est pas seulement auprès du roi que Loup jouit d'une grande considération ; son influence dans l'Eglise n'est pas moins grande.
Il n'y a guère alors d'année qui ne compte un ou plusieurs conciles. Loup est présent à presque tous et presque toujours aussi c'est lui qui est chargé d'en rédiger les actes ou d'écrire les lettres synodales.
Dès 843, il assiste au concile de Germigny ; l'année suivante, il rédige les actes du concile de Verneuil. Ce rôle de secrétaire des conciles était tellement dévolu à Loup, qu'on ne pouvait se passer de lui :
"Quinze jours après la Pâque, écrit-il en 847 à son ami Marcwara, il y aura à Attigny un grand synode ; je serai obligé de m'y trouver ; nos évêques ne souffriraient pas mon absence. " Ce synode ne fut pas réuni, mais, deux ans après, un autre est convoqué à Paris, et l'abbé de Ferrières rédige la lettre que les pères du concile adressent au duc de Bretagne. En 850, c'est encore une nouvelle assemblée d'évêques réunie à Moret en Seine-et Marne. Trois ans après, il assiste au concile de Soissons.
En 856, après la mort de l'évêque de Paris, il est présent à l'élection de son successeur Enée. Cette élection ne s'est pas faite à la légère ni pour plaire au roi. Loup signifie cette nouvelle à l'évêque métropolitain de Sens et ses suffragants Et les évêques de la province de Sens répondent : "Qui donc a seulement une fois franchi le seuil du palais, sans admirer les travaux d'Enée et sa ferveur dans le service divin ? "
Enfin, en 862, peu avant sa mort, il est présent au concile de Soissons qui, à cette date, règle le partage des biens du monastère de St Denis entre l'Abbé et ses religieux.