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L'amour des autres
Si l'amitié et la compassion sont prédominants dans la vie de Simone Weil, son œuvre fait état, par bribes éparses, d'une réflexion globale sur l'amour des autres.
Nous survolerons donc dans cet article les formes de l'amour électif, à travers la passion et l'amour charnel
(à propos duquel nous nous interrogerons sur les raisons profondes, pour elle-même, du refus de la sexualité, ce qui nous amènera à parler de la chasteté) ;
puis nous étudierons l'amitié et les formes de l'amour inconditionné : la charité et la compassion des malheureux.
La passion :
Les cours de Simone Weil sont parsemés de réflexions qui témoignent de l'intérêt qu'elle portait à " Phèdre ". Or, ce personnage de Racine est le type même de l'être emporté par la passion, à un point tel qu'il se détruit lui-même et détruit ce qu'il aime, véritable démonstration, donc, de l'élément irrémédiablement dévastateur lié à la passion non surmontée.
Sa vie apparaît comme " un tissu d'incohérence et de contradictions", disait-elle à Bourges et elle faisait remarquer que Phèdre, sous l'emprise d'un " coup de foudre" est " si absorbée par ce qui lui arrive qu'elle ne pense pas ".
La passion serait donc, en premier lieu, le fait d'une emprise du corps sur l'esprit. Et, reprenant à son compte la pensée de Descartes, elle rappelait à Auxerre que les passions commencent par déformer le jugement avant de déformer les actions. Ainsi, l'incohérence attachée à la passion peut déchaîner deux sentiments contraires chez un même individu: l'amour et la haine, dans la jalousie, par exemple. Et elle va voir une affinité entre folie et passion car les facteurs subjectifs prennent le pas sur la raison. La passion se traduit aussi par un aveuglement quant à nos motifs profonds et par des tendances inconscientes.
Elle est donc, de ce fait, impure et de même parce qu'elle ne permet pas de reconnaître l'autre en tant que tel, mais bien souvent tel que notre imagination l'a forgé. Enfin, pour comble d'infamie, la passion ne supporte pas la distance. Subordination de l'esprit au corps, incohérence, aveuglement, contradiction, esclavage, refus de la distance, prédominance de l'imagination, la passion semble contenir ce qui faisait le plus horreur à Simone Weil. Et pourtant, ironie du sort, Simone Pétrement raconte que Le Senne définit un jour sa nature comme " émotive, active, secondaire c'est-à-dire passionnée "... Mais tout n'est pas perdu pour les passionnés et elle expliquait à Bourges que " les passions sont bonnes pourvu qu'on sache les ramener au niveau du sentiment (...) il faut savoir utiliser ses affections pour agir, non pour se détruire ". Ce passage de la passion au sentiment suppose un dressage, il faut, selon l'expression de Simone Weil: " façonner le corps pour qu'il puisse servir l'esprit" .
Mais il semble, malheureusement que Simone Weil ait reporté sur l'amour charnel, dans la quasi-totalité de ses manifestations, l'ensemble des griefs formulés à l'égard de la passion.
L'amour charnel :
L'aspect de généralité de certaines de ses formules ne doit peut-être pas être pris à la lettre. Notons toutefois qu'il y a d'abord chez elle cette idée que " seul l'amour surnaturel est libre" et que " l'amour naturel, au contraire, est esclavage et tend à asservir".
Le fait d'être aimés nous donne, en effet, un pouvoir considérable sur ceux qui nous aiment et vice versa, cependant nous pouvons ne pas exercer ce pouvoir. Simone Weil n'en disconviendrait pas, mais pour elle, une telle réussite ne peut voir le jour qu'entre deux partenaires ayant déjà parcouru le cheminement spirituel qui seul permet de ne pas aimer en cannibale. Soit. Mais elle lie alors l'union charnelle à la procréation de façon si stricte qu'elle déclare :" après y avoir tout à fait renoncé, on s'y porte un petit nombre de fois dans une vie entière par obéissance à la parole " croissez et multipliez ".
Le désir, le plaisir et l'imagination, dans l'union charnelle, étaient l'objet de son ressentiment. Nous ne nous étendrons pas davantage sur des considérations qui sont souvent très théoriques et contestables et qu'elle n'aurait, d'ailleurs, peut-être jamais publiées ... Ce qui est intéressant, par contre, c'est la façon dont elle envisage :
La fonction de l'énergie sexuelle :
À la recherche de la vérité, de l'absolu et le trouvant enfin en Dieu, elle verra dans l'union charnelle une sorte de leurre, comme un trompe-l'œil, une tentative pour combler un vide. Or c'était là, pour elle, le fait d'une illusion de l'imagination, car l'accomplissement d'une telle union ne saurait combler ce vide. En premier l'homme s'illusionne quant à ce qu'il recherche profondément. L'âme, à travers la beauté sensible, est inconsciemment à la recherche de Dieu. En fait, pour Simone Weil, si l'énergie sexuelle n'est pas mauvaise en soi, il y a comme une sorte de détournement de la fonction de cette énergie dans l'union charnelle consommée, car cette énergie est destinée, en réalité, à l'amour de Dieu.
" Le désir d'aimer dans un être humain la beauté du monde est essentiellement le désir de l'Incarnation. L'Incarnation seule peut le satisfaire. Aussi est-ce bien à tort qu'on reproche parfois aux mystiques d'employer le langage amoureux. C'est eux qui en sont les légitimes propriétaires. Les autres n'ont droit qu'à l'emprunter. ".
Qu'est donc le désir ? " Eros, le désir, répond-elle, est essentiellement l'énergie supplémentaire. ". Or, cette énergie supplémentaire est tout ce dont nous disposons pour aimer. L'homme se trouve donc à un carrefour où deux voies s'ouvrent devant lui : " Une énergie supplémentaire nous a été remise en dépôt par Dieu. C'est le talent de la parabole. Certains la font sortir d'eux-mêmes avec accompagnement de volupté. D'autres la donnent à manger à la meilleure partie de leur âme. "
La chasteté :
De fait, l'œuvre de Simone Weil comporte un grand éloge de la chasteté, à travers laquelle elle voit la possibilité et, pour elle-même, par une vocation particulière, la seule possibilité, de parvenir à l'amour de Dieu, par le bon usage de l'énergie sexuelle.
Mais pour porter des fruits, la chasteté implique un complet détachement.
Ainsi :"quantité de vieilles demoiselles qui n'ont jamais fait l'amour ont dépensé le désir qui était en elle sur des perroquets, des chiens, des neveux, des parquets cirés. Il n'est donc pas étonnant qu'elles n'aient pas recueilli le fruit de la chasteté, car elles n'ont pas été chastes. (...) Chasteté, pauvreté et obéissance sont inséparables".
Simone Weil voyait aussi, à la suite de Platon, dans la chasteté une sorte de fécondation de l'homme par lui-même.
" Le désir excite la production de semence qui au lieu de se répandre au-dehors, engendre dans l'être même une énergie supérieure". C'était là pour elle : " certainement l'image et sans doute effectivement, d'une certaine manière, la condition d'un processus spirituel". Cette énergie va être créatrice, dans l'art par exemple. Mais surtout, l'homme détaché a toute faculté pour orienter son regard vers le Bien absolu. L'homme, sur terre, ne peut cependant pas indéfiniment reposer en Dieu. Il doit redescendre parmi ses frères et, ayant appris le renoncement, le détachement, ayant fait le vide en lui pour que Dieu vienne le combler, il va, cette fois, pouvoir les aimer véritablement.
L'amitié :
Simone Weil en a tellement rêvé, qu'elle a dû, là aussi, s'imposer un dressage.
"L'amitié ne se recherche pas, ne se rêve pas, ne se désire pas; elle s'exerce (c'est une vertu). Abolir toute cette marge de sentiment, impure et trouble... Schluss!". Il ne saurait y avoir amitié là où la nécessité règne sans partage, car la nécessité implique contrainte et domination. Or, nous n'avons pas plus le droit de disposer des autres que de renoncer à la libre disposition de nous-mêmes en faveur d'autrui. Dans cette perspective, l'amitié est considérée comme : " le miracle par lequel un être humain accepte de regarder à distance et sans s'approcher l'être même qui lui est nécessaire comme une nourriture" .
Celui-ci est reconnu et aimé tel qu'il est et les divergences, en amitié "contraignent à la justice ", écrit-elle à Gustave Thibon. Reprenant la formule pythagoricienne :
"l'amitié est une égalité faite d'harmonie ", elle explique : " harmonie a le sens d'unité des contraires. Les contraires sont moi et l'autre, contraires si distants qu'ils n'ont leur unité qu'en Dieu. " .
Le concept de distance évoque tout ce qui peut entrer de respect, de réserve et de pudeur à l'intérieur même de l'amitié et " toute amitié est impure s'il s'y trouve même à l'état de trace le désir de plaire ou le désir inverse".
Il faut aussi lutter contre l'imagination, s'imposer une exigence de lucidité, de détachement : " Ne plus avoir de peine que pour eux, non par eux.". Elle se faisait un devoir de dire à ses amis tout ce qu'elle croyait, en conscience, devoir leur dire et elle prit même le risque de se brouiller avec des amis très chers.
À son apogée : " L'amour chez celui qui est heureux est de vouloir partager la souffrance de l'aimé malheureux./L'amour chez celui qui est malheureux est d'être comblé par la simple connaissance que l'aimé est dans la joie, sans avoir part à cette joie ni même désirer y avoir part". Un tel amour est surnaturel et l'amitié, en effet, est de l'ordre de la grâce. " L'amitié pure est une image de l'amitié originelle et parfaite qui est celle de la Trinité et qui est l'essence même de Dieu" . En fait, pour elle : " Toute amitié vraie passe par le Christ" .
Elle connaissait ainsi la divinité sous l'attribut de la médiation. L'amour de la beauté du monde, l'amour des sacrements et l'amitié sont, pour elle, des formes implicites de l'amour de Dieu et le commandement laissé par Jésus " Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ", lui paraît l'injonction de " transformer ces liens en amitié pour ne pas les laisser tourner en attachement impur ou en haine".
L'amitié pure, comme la charité du prochain lui semblent " enfermer quelque chose comme un sacrement".
À l'évidence un tel degré d'amitié ne peut germer que dans le cœur des saints et est très rare. Mais il peut y avoir aussi des moments privilégiés, des éclairs d'amitié parfaitement pure. Ainsi, commentant l'Iliade, à propos d'Achille et de Priam, elle déclare :
" Le triomphe le plus pur de l'amitié, la grâce suprême des guerres, c'est l'amitié qui monte au cœur des ennemis mortels. Elle fait disparaître la faim de vengeance pour le fils tué, pour l'ami tué, elle efface par un miracle encore plus grand la distance entre bienfaiteur et suppliant, entre vainqueur et vaincu " .
L'amour charité :
Accepter que les autres soient, c'est bien sûr respecter leur liberté à l'instar du créateur qui appelle, mais ne s'impose pas, mais, paradoxalement, aimer le prochain comme soi-même c'est aussi et "ce n'est pas autre chose que contempler la misère en soi et en autrui."
Plus positivement il faut "Aimer chez tous les hommes, selon le cas, ou le désir ou la possession du bien".
On parle quelquefois d'aimer en Dieu. Simone Weil récuse cette expression et plus encore : "aimer pour Dieu ", car il pourrait y avoir, en arrière plan, un espoir de retour qui ferait que cet amour ne serait pas purement désintéressé : "Si on a faim, on mange, non pas pour l'amour de Dieu, mais parce qu'on a faim. Si un inconnu effondré au bord de la route a faim, il faut lui donner à manger (...) non pas pour l'amour de Dieu mais parce qu'il a faim. (...) On s'aime soi-même par l'effet d'une sensibilité animale. Il faut que cette sensibilité animale elle-même devienne chose universelle. Cela est contradictoire. Miraculeux. Surnaturel".
C'est en fait, "par Dieu ", "de la part de Dieu" et "à travers Dieu" qu'il convient d'aimer les autres, "de chez Dieu ". La pureté de l'amour-charité implique aussi l'humilité. Ainsi :"Tant que l'orgueil empêche de consentir à recevoir, on n'a pas le droit de donner" .
Notons enfin que si l'humanité entière doit être aimée inconditionnellement : "Dans l'exemple que donne le Christ le prochain est un être nu et sanglant, évanoui sur la route, et dont on ne sait rien. Il s'agit d'un amour tout à fait anonyme, et par là même tout à fait universel".
La compassion des malheureux :
L'authentique charité consiste donc essentiellement à faire attention au malheureux et elle se plaît à lui donner le nom de justice car : "Seule l'identification absolue de la justice et de l'amour rend possible à la fois d'une part la compassion et la gratitude, et d'autre part le respect de la dignité du malheur chez les malheureux par eux-mêmes et par les autres".
Or, le premier réflexe devant le malheur est souvent la fuite et "C'est le refus d'accepter pour soi la possibilité de souffrir qui entrave la compassion. C'est le refus de se reconnaître dans la misère d'autrui, laquelle est laide".
Mais Simone Weil, loin de jeter la pierre à celui par lequel le miracle ne s'opère pas, constate avec lucidité : "Il est parfois facile de délivrer un malheureux de son malheur présent, mais il est difficile de le délivrer de son malheur passé. Dieu seul le peut".
Avec un réalisme psychologique et spirituel étonnant, elle déclare :
"Pour éprouver de la compassion devant un malheureux, il faut que l'âme soit divisée en deux. Une partie absolument préservée de toute contagion, de tout danger de contagion. Une partie contaminée jusqu'à l'identification. Cette tension est passion, com-passion. La Passion du Christ est ce phénomène en Dieu". S'il est vrai, en effet, que l'arrêt devant le malheureux suppose un minimum d'identification, si toute notre âme est contaminée par le malheur, nous ne pouvons plus rien faire, par manque de recul et surtout d'énergie ! "Une seule chose rend supportable la monotonie, dit-elle, c'est une lumière d'éternité ; c'est la beauté".
Elle ajoute : "Le peuple a besoin de poésie comme de pain (...) une telle poésie ne peut avoir qu'une source. Cette source est Dieu. Cette poésie ne peut être que religion". Et, dans une admirable petite phrase elle suggère que "La beauté du monde, c'est le sourire de tendresse du Christ pour nous à travers la matière". Dans le pire des cas où l'on ne pourra plus rien faire pour soulager un malheureux, on pourra essayer de lui apprendre le consentement qui fait des malheureux des êtres dignes. Mais Simone Weil ne va pas chercher dans la religion une consolation.
Ainsi, il ne faut pas parler du royaume aux malheureux, cela leur est trop étranger, mais seulement de la Croix : Jésus a souffert, il s'est par ailleurs identifié aux malheureux jusqu'à la fin des temps. Comment redonner au malheureux le sentiment d'être une personne : "La vertu surnaturelle de justice consiste, si on est le supérieur (...) à se conduire exactement comme s'il y avait égalité. Exactement à tous égards, y compris les moindres détails d'accent et d'attitude, car un détail peut suffire à rejeter l'inférieur à l'état de matière". Et réciproquement, "Cette vertu, pour l'inférieur ainsi traité consiste à ne pas croire qu'il y ait vraiment égalité des forces, à reconnaître que la générosité de l'autre est la seule cause de ce traitement. C'est ce qu'on nomme la reconnaissance". L'amour des autres ainsi envisagé peut être considéré comme la vertu chrétienne par excellence car, il reproduit "la générosité originelle du créateur". La compassion a une dimension religieuse car elle devient, pour la providence divine, l'occasion de se manifester :"L'amour du prochain est l'amour qui descend de Dieu vers l'homme. (...) Dieu a hâte de descendre vers les malheureux. Dès qu'une âme est disposée au consentement (...) Dieu se précipite en elle pour pouvoir, à travers elle, regarder, écouter les malheureux.".
Dans cette perspective, Simone Weil fait de la compassion pour les malheureux un véritable sacrement. Ainsi peut-elle dire : "La compassion et la gratitude descendent de Dieu, et quand elles s'échangent en un regard, Dieu est présent au point où les regards se rencontrent". Enfin, de même que Dieu, par l'intermédiaire de l'aimant, aime l'aimé malheureux, de même l'aimant, par l'intermédiaire de l'aimé malheureux, aime Dieu, si toutefois l'amour est inconditionné. Et elle s'exclame : "quelle dignité cela donne au malheureux qui reçoit, de savoir qu'il peut porter à son bienfaiteur le remerciement du Christ".
La compassion, enfin, doit s'exercer à l'égard des innocents et des coupables.
Elle "a les yeux ouverts sur le bien et le mal et trouve dans l'un et l'autre des raisons d'aimer (...). C'est le seul amour ici-bas qui soit vrai et juste".
Micheline Mazeau