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L'amour de Dieu
Parmi les auteurs, philosophes, théologiens, mystiques ou autres qui se sont penchés sur l'amour de Dieu, le cas de Simone Weil est particulièrement intéressant car, en l'absence d'éducation religieuse, on voit un esprit entièrement à l'œuvre dans la recherche de la vérité. Nous étudierons d'abord cette démarche originale de Simone Weil puis sa conception de l'amour de Dieu.
1 - Démarche mystique de Simone Weil :
A - Part de l'intelligence :
Dans sa quête inlassable de la vérité, Simone Weil a poussé son intelligence jusqu'à ses limites dernières, avec la rigueur dont elle était capable. Il faudrait faire un examen complet du concept, mais je résumerai en disant que l'intelligence peut amener toute âme à regarder dans la bonne direction, permet de contrôler la vérité de toute pensée, de concevoir clairement un problème, de distinguer le bien du mal et peut même avoir un usage spirituel en discernant le mal que l'on a en soi, et en le haïssant. Mais elle est limitée et conçoit ses propres limites : " Nous savons au moyen de l'intelligence que ce que l'intelligence n'appréhende pas est plus réel que ce qu'elle appréhende".
Située à la limite de la nature et du surnaturel, l'intelligence n'étreint pas le surnaturel et la rencontre de contradictions est décisive pour le progrès spirituel : " La notion de mystère est légitime quand l'usage le plus logique, le plus rigoureux de l'intelligence mène à une impasse, à une contradiction qu'on ne peut éviter, en ce sens que la suppression d'un terme rend l'autre vide de sens, que poser un terme contraint à poser l'autre. Alors la notion de mystère, comme un levier, transporte la pensée de l'autre côté (...) de la porte impossible à ouvrir, au-delà du domaine de l'intelligence, au-dessus". La résolution des contradictions implique donc de passer à un plan supérieur et nécessite l'aide d'une autre faculté qu'elle avait d'ailleurs érigée au rang de vertu:
B - Part de l'attention :
De cette éminente vertu, que Simone Weil n'a cessé de développer en elle-même, je parlerai dans un prochain article sur : " L'attention chez Simone Weil et Saint Benoit ". Je dirai donc simplement ici qu'à son plus haut degré l'attention se confond avec la prière et, par une disponibilité constante, permet seule de répondre immédiatement à l'amour divin. Mais l'attention, pour parvenir à la plénitude de son exercice, a elle-même besoin du secours de facultés dites surnaturelles.
C - Part de l'amour surnaturel, du désir, de l'attente :
" La méthode propre de la philosophie consiste à concevoir clairement les problèmes insolubles dans leur insolubilité, puis à les contempler (...) inlassablement (...) pendant des années, sans aucun espoir, dans l'attente". La clé qui va permettre l'ouverture de la porte réside essentiellement dans le désir. Il faut vouloir de toutes ses forces la vérité pour que celle-ci nous soit révélée.
Alors : " Le désir de lumière produit la lumière".
L'attention, en toute humilité, ne peut que permettre de désirer, attendre et recevoir. Elle met en état de grâce et amène celui qui cherche la vérité à la contemplation des mystères. Il connait alors l'amour de Dieu qui le transporte au sein de l'ultime connaissance :
" Il est impossible à l'homme d'exercer pleinement son intelligence sans la charité, parce qu'il n'y a d'autre source de lumière que Dieu. Ainsi la faculté d'amour surnaturel est au-dessus de l'intelligence et en est la condition. L'amour de Dieu est l'unique source de toutes les cer- titudes ".
Selon Simone Weil, l'intelligence éclairée par l'amour, conçoit non seulement la réalité de Dieu, mais encore les dogmes de la Trinité, de l'Incarnation et de la Passion, car Dieu n'est parfait que comme Trinité et l'amour qui constitue la Trinité trouve sa perfection dans la croix.
" Avant tout Dieu s'aime soi-même. Cet amour, cette amitié en Dieu, c'est la Trinité. Entre les termes unis par cette relation d'amour divin, il y a (...) proximité infinie, identité. Mais par la Création, l'Incarnation et la Passion, il y a aussi une distance infinie. La totalité de l'espace et du temps interposant leur épaisseur, mettant une distance infinie entre Dieu et Dieu".
Se réalise en Dieu tout ce que, selon Simone Weil, les amis, les amants désirent en vain, le fait d'être un seul être et de ne souffrir aucune diminution de la distance. L'intelligence, par sa seule démarche, ne peut découvrir ces dogmes, mais quand ils lui sont révélés, elle ne peut qu'y adhérer. Le génie consiste donc à laisser l'intelligence s'exercer jusqu'à ses dernières limites (rencontre de la contradiction) et, par un effort soutenu de l'attention, dans l'attente, et avec désir, à s'ouvrir à l'amour surnaturel.
Mais le passage ne se fait pas sans mal :
" L'âme, pour tourner son regard vers Dieu, doit donc se détourner tout entière (...) des choses temporelles (...) tout entière, donc y compris la partie sensible, charnelle, de l'âme qui est enracinée dans les choses sensibles et y puise la vie. Il faut la déraciner. C'est une mort. La conversion est cette mort". En revanche un résultat positif semble assuré en vertu du mécanisme spirituel intrinsèque du désir bien orienté. Du côté de Dieu, il ne saurait y avoir défection : " Continuez à frapper et l'on vous ouvrira. " (Mat. 7,7).
Dans cette quête, deux expériences ont été, pour Simone Weil, d'un enrichissement inestimable : celle du malheur et de la beauté :
" Le malheur rend Dieu absent pendant un temps (...) Pendant cette absence, il n'y a rien à aimer. (...) Il faut que l'âme continue à aimer à vide, ou du moins à vouloir aimer, fût-ce avec une partie infinitésimale d'elle-même. Alors un jour Dieu vient se montrer lui-même à elle et lui révéler la beauté du monde, comme ce fut le cas pour Job. ".
Et comme ce fut le cas, pourrions-nous ajouter, pour Simone Weil.
D - Expérience mystique :
On se rappelle les trois contacts avec le christianisme qui comptèrent vraiment pour Simone Weil :
Portugal 1935, Assise 1937, Solesmes 1938.
Elle commente ainsi son expérience de Dieu :
" Parfois les premiers mots (du Pater) déjà arrachent ma pensée à mon corps et la transportent en un lieu hors de l'espace d'où il n'y a ni perspective ni point de vue. L'espace s'ouvre. L'infinité de l'espace ordinaire de la perception est remplacée par une infinité à la deuxième ou quelquefois troisième puissance. En même temps cette infinité d'infinités s'emplit de part en part de silence, un silence qui n'est pas une absence de son, qui est l'objet d'une sensation positive, plus positive que celle d'un son. Les bruits, s'il y en a, ne me parviennent qu'après avoir traversé ce silence. Parfois aussi, pendant cette récitation ou à d'autres moments, le Christ est présent en personne, mais d'une présence plus pleine d'amour que cette première fois où il m'a prise ".
Par une lettre à Joë Bousquet, nous apprenons que c'est Dieu en nous qui frappe à la coquille du monde pour en sortir.
L'esprit, hors de l'espace et pour un instant immobile (au sein de l'éternité) perçoit alors ce silence qui est la parole secrète du Dieu-Amour.
II - Conception de l'Amour de Dieu :
A - La création :
La création est le point de départ de la réflexion de Simone Weil qui dégage une théorie à la fois classique, mais aussi originale et un tantinet, pour ne pas dire complètement, hérétique! D'une part, elle la considère comme un acte d'amour de la part de Dieu. Classique. Mais, par ailleurs, elle considère cet acte d'amour comme une folie, quelque chose qui n'aurait pas dû être, car Dieu, en tant qu'être, lui semble amoindri par la création. Celle-ci fait exister le mal là où, avant, il n'y avait que le Bien.
Ce n'est pas, pour elle, à la liberté que la possibilité du péché est attachée, mais à l'existence séparée.
La création n'est pas, dans cette optique, un effet de la toute-puissance de Dieu, mais le fait d'un excès de bonté de Dieu qui accepte de ne pas exercer sa toute-puissance pour que d'autres soient. Elle n'est pas non plus la marque d'une expansion de Dieu, mais d'un retrait. Dieu accepte de n'être plus tout :" Dieu et toutes les créatures, cela est moins que Dieu seul. (...) Il s'est vidé déjà dans cet acte de sa divinité". D'une part elle conçoit l'idée de la création continuée: " À chaque instant notre existence est amour de Dieu pour nous." D'autre part elle déclare que " Dieu abandonne notre être (...) à la nécessité (...) sauf la partie éternelle et surnaturelle de l'âme. "
Mais en même temps, elle pense que l'échange d'amour entre le Père et le Fils passe par l'Incarnation, donc, avant, par la création ...
B - Amour de Dieu pour les créatures :
Cet amour est perçu par Simone Weil comme une action non agissante. Si Dieu exerçait sa toute puissance, nous serions anéantis.
" Dieu est impuissant, sinon pour la répartition équitable et miséricordieuse du bien".
Il s'exprime aussi par le fait qu'il vient chercher l'homme. " Dieu est l'Époux, et c'est à l'époux à venir vers celle qu'il a choisie". L'attente de l'épouse est donc d'une importance primordiale, car Dieu " revient et revient comme un mendiant, mais aussi, comme un mendiant, un jour il ne revient plus. Si nous consentons, Dieu met en nous une petite graine et s'en va". Nous n'avons plus qu'à attendre et à la laisser croître, ce qui est douloureux car il faut couper autour d'elle le chiendent qui fait partie de notre chair même.
De part et d'autre, l'amour est abdication. Dieu ne peut rien sans l'homme et l'homme ne peut rien sans Dieu. La notion de miracle la hérisse. Pour elle, " la providence divine n'est pas un trouble, une anomalie dans l'ordre du monde. C'est l'ordre du monde lui-même, ou plutôt, c'est le principe ordonnateur de cet univers. C'est la sagesse éternelle".
Enfin, l'amour de Dieu est miséricordieux. " La miséricorde implique une distance infinie". Il semble que Dieu veille à notre progrès spirituel par une sorte de dosage rigoureux de ce dont nous avons besoin pour progresser dans la voix de l'amour pur.
" Les choses par surcroît, Dieu nous les donne et comme récompense et comme épreuve d'amour (...). Il nous les retire si nous nous y attachons ".
C - La décréation :
Pour répondre à l'amour de Dieu dans la création, Simone Weil a conçu une forme d'amour analogue mais inversée, à laquelle elle a donné le nom de " décréation". Tout se passe pour elle comme si l'homme devait renoncer, par amour de Dieu, à l'existence qu'il lui a donnée :
" Il aime en nous le consentement à ne pas être (...). Perpétuellement il mendie auprès de nous l'existence qu'il nous donne".
Par ironie du sort, l'Esprit Saint faisant feu de tout bois, c'est par cette conception de la décréation que Simone Weil va rejoindre les mystiques. En effet, ce qui est faux, en l'occurrence, ce sont les concepts de décréation et d'existence et les idées impliquées par eux. Par contre, le mouvement de dépouillement est le bon réflexe. Car la décréation, pour elle, consiste à faire taire en moi ce qui dit " je ". Mais ce qui dit " je " en moi, ce n'est pas l'existence, ce serait plutôt la volonté ou, plus exactement ce qui, en l'exercice de la volonté, dans le vouloir, peut être mauvais. Sinon, on ne voit pas très bien comment la décréation pourrait être à l'opposé de la destruction, ce que soutient, par ailleurs, Simone Weil.
Par contre l'idée d'un vide qu'il convient de faire et que Dieu va combler est parfaitement orthodoxe et c'est par ce détour de la décréation qu'elle a pu en avoir une sorte de prescience. Car ce cheminement aboutit à conformer sa volonté à celle de Dieu, à désirer, à supplier :
que Ta volonté soit faite et non la mienne.
D - Amour de la créature pour Dieu :
Dans ces conditions, l'obéissance constitue la preuve la plus authentique que la créature puisse donner à Dieu de son amour pour lui. Mais quand faisons-nous vraiment la volonté de Dieu ? Lorsque nous acceptons la nécessité et que celle-ci fait mal, il est aisé de reconnaître notre amour. Mais pour les choses en notre pouvoir ?
" Ne pas les regarder comme telles. Lire l'obligation comme une nécessité".
Autre méthode : faire" taire tous les désirs, toutes les opinions (...) Penser avec amour : " que ta volonté soit faite" (Mat. VI, 9) ce qu'on sent ensuite sans incertitude devoir faire (quand même à certains égards ce serait une erreur) est la volonté de Dieu".
Par ailleurs : " l'amour de Dieu est pur quand la joie et la souffrance inspirent également de la gratitude".
Il n'est pas donné à tout le monde de connaître et aimer Dieu dès la prime enfance. Il existe alors trois formes implicites de l'amour de Dieu dont les objets sont : la beauté du monde, les cérémonies religieuses, le prochain auxquelles il faut peut-être ajouter l'amitié, pense-t-elle.
Avant la visite de Dieu, ces amours indirects constituent un mouvement ascendant de l'âme ; après la visite, ces amours deviennent un amour descendant. Dans le premier cas, ils aident à monter vers Dieu, dans le second cas, l'homme est occasion pour Dieu de descendre.
L'amour de Dieu demande une vigilance de tous les instants. L'âme peut trahir. " Il faut prononcer en soi- même perpétuellement une parole d'adhésion à la partie de nous-mêmes qui réclame Dieu". Nous devons aimer Dieu avec tout notre être. Même les parties basses, mais pas trop. " La chair est dangereuse pour autant qu'elle se refuse à aimer Dieu, mais aussi pour autant qu'elle se mêle indiscrètement de l'aimer".
La pudeur lui semblait " une partie essentielle de ce qu'on nomme la crainte du Seigneur ". Dieu doit être aimé pour soi, indépendamment de toute idée de salut, autrement : " se répéter fortement qu'il n'existe pas. Éprouver qu'on l'aime même s'il n'existe pas ", tâche ô combien difficile, voire impossible.
Mais, dans sa miséricorde, " c'est lui qui, par l'opération de la nuit obscure, se retire afin de ne pas être aimé comme un trésor par un avare". Géniale explication pédagogique de la nuit obscure !
Pour clore cette brève étude de l'amour de Dieu chez Simone Weil, je citerai ce suprême cri d'amour de celle qui, désirant la vérité plus que tout, n'a rien négligé pour la trouver et a connu, par expérience, dans son être, la force et la douceur de l'amour de Dieu :
" Celui qui aime est indifférent à ses misères, sa souffrance, son indignité, tant qu'il sait que ce qu'il aime est heureux./Qu'importe qu'il n'y ait jamais de joie en moi, puisqu'il y a perpétuellement joie parfaite en Dieu".
Micheline Mazeau